Salut tout le monde !
Un petit message pour vous partager quelques premiers éléments de compréhension sur ce qu’il se passe en Inde et plus particulièrement à Bangalore où je viens de passer une semaine, avec quelques collègues de mon labo de recherche, invités par l’incroyable think tank Ispirt !
Il se dit qu’en Inde, il y a autant de dieux que d’indiens. L’inde se développe ainsi et depuis des millénaires, sur un modèle culturel inverse à celui hérité des religions du livre : acéphale, distribué, divers, multiple, chaotique, complexe, où l’individu et sa liberté priment sur le groupe et son identité.
Ma première impression est que c’est ici peut-être que s’invente le web que nous voulons. Il s’invente et se déploie sur la base d’un changement de paradigme : De celui des plateformes à celui des protocoles.
L’idée n’est pas neuve, elle est au fondement de l’internet, du web, du mail, de la téléphonie mobile, de SOLID, du Fediverse, de l’Assemblée Virtuelle etc.
Ce qui est intéressant ici, c’est que ce changement de paradigme est en train de transformer le rapport au numérique (et de changer la vie) d’un milliard et demi de personnes. A l’origine de cette petite révolution : L’India stack.
Il se pourrait par ailleurs qu’il redistribue sérieusement les cartes dans le domaine du commerce via le protocole Beckn.
L’india Stack
Son objectif (réalisé) est de doter l’Inde d’une infrastructure numérique publique (Digital Public Infrastructure (DPI)) via l’implémentation de 3 grandes fonctions :
- L’identité et l’authentification numérique et biométrique à travers le projet Aadhaar
- Les paiements à travers le Unified Payments Interface (UPI)
- Le partage sécurisé et certifié de données à travers le Data Empowerment and Protection Architecture (DEPA)
La spécificité de l’India Stack est qu’elle est entièrement basée sur des protocoles ouverts : Ceux-ci ont été conçus à l’initiative d’acteurs non gouvernementaux, dont Ispirt le think tank qui nous a invité, puis supporté et mis en oeuvre par l’état indien, lequel n’agit pas seulement, comme en Europe, sur les règles du jeu d’un marché numérique piloté par les entreprises, mais reprend la main sur le plateau du jeu via la mise en œuvre d’un framework technique et juridique (techno legal framework) reposant sur des protocoles ouverts, des utilitaires en open source et sur une gouvernance partagée. Il joue ainsi le rôle d’un orchestrateur.
Les protocoles techno-juridiques de l’India Stack sont basés sur les principes Organs :
- Open standards - the consent standard is published and designed to operate as an open standard ensuring that all institutions have the same approach to consent and use it interoperably.
- Revocable - the consent is designed to be revocable at any point in time by the data subject who provided it.
- Granular consent needs to be provided each time data is shared data as it specifies what data has been requested, how long it will be retained and who will process it.
- Auditable - records of all consent provided by a data subject can be retained in machine readable logs.
- Notice the consent will provide data subjects with notice of the purpose to which it will be put, the parties who will process it and the duration for which it will be retained.
- Secure - the digital consent artefact is secure by design.
L’India Stack (ou la DPI) est ainsi en train de devenir la colonne vertébrale (backbone) de l’écosystème numérique indien, sur laquelle viennent se plugger 1,3 milliards d’indiens et des milliers de startups développant des produits et des services se basant dessus. Ce ne sont donc plus les GAFAs qui, de facto ou in fine, par position oligopolistique, construisent le plateau de jeu. Ils peuvent par contre, au même titre que n’importe quel acteur, participer au jeu, en se pluggant sur le plateau de jeu et en respectant les règles.
En ce qui concerne les paiements, toutes les banques du pays ou presque sont interopérables avec l’UPI. Et des dizaines d’applications (dont Google Pay) permettent à 1.3 milliards d’indiens (y compris des mendiants) de payer et de se faire payer via leur smartphone.
Je me permets d’appuyer sur la solution techno-légale ou socio-technique sur laquelle repose la DPI. Cette approche permet de contourner de nombreuses problématiques difficilement solutionnables avec une approche seulement technique. Dans le cadre de l’UPI par exemple, la problématique de l’interopérabilité est gérée via un “Account Aggregator” jouant le rôle de catalyseur et de tiers de confiance. Dans le cadre de DEPA, la question du tiers de confiance est gérée par des “Consent managers”…
Aujourd’hui, la DPI indienne s’exporte dans le sud global, sous l’impulsion notamment du Center for Digital Public Infrastructure (voir notamment la doc). De manière étrange mais compréhensible, Bill Gates et sa fondation sont parties prenantes de cette initiative … A l’origine de la CDPI, Nandan Nilekani, qui assuré le déploiement de l’india Stack pour le gouvernement indien … et co-fondateur de Beckn.
Beckn
Beckn a ainsi été fondé par les mêmes plus ou moins qui sont à l’origine de l’India stack. La philosophie est donc la même mais elle va un cran plus loin : “Le protocole Beckn (ou Beckn en abrégé) permet de créer des réseaux décentralisés ouverts, en pair à pair, pour des transactions économiques pan-sectorielles.” Il s’attaque donc au e-commerce à travers de premières implémentations dans les domaines de la mobilité (Open koshi, Yanna Matri …), du commerce de proximité (Open network for digital commerce, Open Gambia Network …), de l’éducation (Open network for education and skilling trandformation (ONEST)), de l’énergie, de la santé …
L’architecture technique de Beckn repose sur un découplage entre les applications des clients et celles des fournisseurs :
Toutes partagent le même protocole et sont donc interopérables. Un écosystème ouvert d’applications et de start’ups se développe ainsi autour de Beckn.
Ça ressemble furieusement, dans l’esprit, à SOLID. Néanmoins de nombreuses différences existent entre Beckn et SOLID :
- Le protocole Beckn se concentre sur le volet transactionnel via des APIs ouvertes permettant d’effectuer les opérations suivantes : search, select, init, confirm, status, update, track, cancel, rating, support.
- Il n’est pas basé sur les standards du web sémantique, juste sur des APIs rest
- Il ne permet pas aux utilisateurs de se réapproprier leurs données, juste de consentir à leur usage.
Perspectives
Pour de multiples raisons (culturelles, socio-économiques, politiques), l’Inde avance vite et fort sur l’expérimentation d’un nouveau paradigme architectural pour le web.
Néanmoins elle n’est pas la seule : En réaction à la privatisation et à la balkanisation du web, de nombreuses initiatives se développent, au niveau international via le projet SOLID, et particulièrement en Europe via des régulations exigeantes et un programme d’investissement ambitieux dans les Data spaces.
Le risque est cependant grand de voir toutes ces initiatives basées sur un changement de paradigme plateformes => protocoles, se concurrencer via la proposition de multiples protocoles non interopérables, ce qui conduirait à reproduire à un niveau meta les problèmes que nous rencontrons au niveau des plateformes.
Il s’agit donc de travailler à :
- La cartographie des initiatives de standardisation
- La caractérisation de leurs spécifications, en lien avec celle de leurs cas d’usages
- L’identification des points de convergence et de divergence
- L’identification des compatibilités et des potentialité de fusion :
Le protocole Beckn pourrait par exemple largement contribuer à normaliser un standard client à client dans le domaine du e-commerce.
La France et l’Europe pourraient s’inspirer :
- du rôle de l’état dans l’écosystème numérique indien, et de sa volonté de partager son infrastructure avec d’autres pays (le sud global notamment)
- de celui des corps intermédiaires et des tiers de confiance qui remplissent des fonctions clés dans l’India Stack (cf Account agregators notamment pour l’UPI),
- du rôle de la société civile dans la création, le design, le développement et le maintien de l’India stack,
- Des processus de gouvernance partagée, de l’ingénierie techno-juridique,
- Des stratégies de déploiement et du pragmatisme dont font preuve les indiens…)
Ce travail pourrait constituer le support d’une initiative de standardisation au niveau global visant la création d’un méta-protocole (méta signifiant avec, après, au-delà de) susceptible de garantir l’unicité du web, ou du cyber-espace. Il s’agit d’un projet de nature technique comportant néanmoins une énorme dimension géo-politique.
Nous nous sommes posé la question de quel organisme de standardisation, suffisamment légitime pour porter un tel projet. Le W3C pourrait être un bon candidat, néanmoins, il est marqué du sceau de l’Occident même s’il dispose de bureaux un peu partout dans le monde. Il se focalise cependant sur des protocoles très techniques (e.g html, sparql) et pas sur des protocoles de nature juridique ou socio-organisationnelle.
Une perspective pourrait consister à s’inspirer des licences multiples apposées sur certains projets logiciels (e.g Nextgraph qui est à la fois régi par les licences Apache 2.0 et MIT). Dans un monde multipolaire, sur des sujets aussi complexes, différents protocoles pourraient être co-conçus et maintenus par des écosystèmes d’organismes de standardisation, lesquels pourraient apporter leur expertise et leur légitimité.
S’agissant de l’Assemblée Virtuelle : Elle travaille de longue date sur cette hybridation de protocoles techniques (SOLID, ActivityPub), socio-organisationnels (PAIR), juridiques (Code social). SITI notamment posait ce type d’approche pour les territoires. Néanmoins, c’est un “nain politique” à l’heure actuelle.
Il me semble en revanche évident qu’elle peut très largement s’inspirer de Beckn, en proposant un ensemble de protocoles à implémenter pour rendre possible des écosystèmes interopérables. C’est plus ou moins ce que nous cherchons à faire depuis des années mais nous pêchons dans la communication. Les protocoles dont nous faisons la promotion ne sont par ailleurs pas suffisamment documentés, ni implémentés, ce qui nous empêche de nous appuyer sur des preuves de concepts.
Il s’agira enfin de mettre en lumière le potentiel technologique des protocoles que nous implémentons, dans leur capacité à adresser les cas d’usages des Data spaces, des DPI et de Beckn.
En conclusion
Nous avons je crois, en tant qu’écosystèmes SOLID, Fediverse, Assemblée Virtuelle d’autres pièces d’un possible même puzzle : Sur l’ingénierie des données, la décentralisation du web et la fédération du web décentralisé, sur la réappropriation des données … Une proposition, que m’a d’ailleurs soufflée Sylvain avant mon départ, serait de sémantiser Beckn. Ils s’intéressent au web sémantique sans pour autant avoir véritablement creusé le sujet. C’est un projet qu’on pourrait mener en tant qu’Assemblée Virtuelle, qui permettrait de créer une passerelle, entre le monde Beckn et le nôtre.